LA FILLE DU GOBERNATOR
Presse


Humanité-dimanche. François Salvaing : "A belles dents, Constant"

L'Express. Anne Pons : "La belle et les bêtes"

La Vie. Dominique Mobailly: "Le saint bagne"

Le Monde. Jean-Noël Pancrazi: "Eblouissantes ténèbres "

Lire. Jean-Pierre Tison : "Saint-Bagne"

Le Nouvel Observateur. Yann Quefféle
c : "La petite fille et les bagnards"

Le Canard enchaîné. Dominique Durand : "Poires de Cayenne"

Florida State University. William Cloonan : "The Governor's Daughter. By Paule Constant"

Université de Valencia. Claude Benoit : "Fillette, prends garde à toi !" (mai 2011)

Université de Gênes. Pier Luigi Pinelli : "De la réalité à la fiction"
(Colloque sur la littérature carcérale, Université libanaise - Beyrouth 15/11/2013)

 



Humanité-dimanche, 22 septembre 1994

Roman

A belles dents, Constant

Elle a sept ans, « la Fille du Gobernator ».
Chronique d'une éducation à Cayenne, entre ordre social et désordres mentaux.
Paule Constant étrille le tableau avec une gaie férocité.


A leur arrivée, cadeaux pour la petite famille. Au nouveau gouverneur du bagne, les forçats offrent quatre têtes humaines enfermées dans des bocaux pleins d'alcool. À son épouse (vite surnommée « Mère Nom de Dieu » ou « la Mère de Dieu »), une cravache en balata, gomme très dure. À leur fille, prénommée Chrétienne, un service de poupée en boîtes de conserve, plus un couple encagé de crapauds-buffles. La petite famille vient de France, et revient d'encore plus loin. Le Gobernator, naguère, fut le boucher d'Ypres, un soldat fameux, seul survivant de tout son bataillon. Il en a gardé la gueule cassée, une cicatrice qui manque à chaque émotion de lui disloquer les traits, et l'obsession de la boue, de la pénitence.
Son épouse, un peu plus, serait restée vieille fille, mais avait été son infirmière, éperdue. Née pour le dévouement, acharnée même ; fillette, elle avait déclaré sa vocation : « Je veux être lépreuse. » Ni de l'un ni de l'autre, l'amour n'a jamais été l'affaire, mais ensemble ils ont fait, parce que ça se fait, un enfant. Auquel son père parle à la troisième (terrifiante) personne : « Est-ce qu'elle n'est pas TRES MOCHE ? Est-ce que ses traits ne sont pas TROP GROS ? TROP EPAIS ? ». Et que sa mère, histoire de ne pas l'élever dans du coton, confie le plus clair du temps aux bagnards.
« Le bagne puait d'une tristesse oppressante, d'une douleur surie, d'une humiliation âcre qui viciait l'air. » Quant aux forçats, la société coloniale les vit comme une réserve d'esclaves, inquiétante forcément, mais émoustillante aussi, et ces dames « faisaient étalage des crimes de leur domesticité, s'en paraient avec des rires de coquettes ». L'épouse du Gobernator n'a pas ce regard. Elle les voit innocents, à plaindre et soigner. Elle en prend une douzaine qu'elle baptise sa « fine équipe », on lui a recommandé de préférer aux voleurs les assassins, « ils sont très doux avec les enfants ».
Et donc l'enfant Chrétienne va et vient dans le domaine pénitentiaire, impérieuse, souveraine, exaltée tantôt, et tantôt pitoyable, défaite. Elle a son précepteur, son surveillant, plus ou moins d'anciens séminaristes. Ils la peignent et l'éduquent à leurs réciproques caprices. Elle entretient gaiement les conversations les plus morbides, se livre sur les animaux aux jeux les plus généreusement cruels, pendant que père et mère courent, chacun de son côté, à leur catastrophique accomplissement. Déchirant plaisir que de lire comment Chrétienne, enfant sauvage infiniment civilisée, sautille, la grâce même, au bord du gouffre où les folies (sociales comme individuelles) des adultes l'appellent et la poussent. Sa respiration oppressée, vibrante, fait tout le prix, rare, du livre. Drôle presque autant que noir, « la Fille du Gobernator » est un roman de l'insolence la plus carnassière. Et la plus réchauffante. Tant il est vrai, n'en déplaise aux dictionnaires, qu'insolence vient de soleil, et y renvoie. Ah si Buñuel était encore des nôtres, quel film n'aurait-il pas vu là !

François Salvaing

Paule Constant, « la Fille du Gobernator », Gallimard.

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L’EXPRESS

La belle et les bêtes

Féroce et jubilatoire, la descente aux enfers d’une petite fille nommée Chrétienne

Noire et dénaturée, c'est ainsi qu'on aime cette femme au teint de dragée. Tordant son cou à l'innocence, cruelle envers ses personnages, qu'elle affuble de masques d'épouvante à faire paniquer les fanas d'Avoriaz. Chez Paule Constant, le sommeil de la raison enfante une ribambelle de monstres. « Ouregano », « Balta », « White Spirit », ces romans n'avaient rien d'un monde à l'usage des demoiselles. En voici une justement, pour laquelle le couvent des Oiseaux serait plus indiqué que le bagne de Cayenne (même s'il existe une institution Sainte-Marie pour les jeunes bourgeoises de l'endroit). Eh bien, non ! Les bateaux vont toujours du mauvais côté, nous prévient Graham Greene en exergue. Et Chrétienne, 7 ans, file doux, soumise au gouverneur du bagne, son père et à son infirmière de mère. Rien que la traversée, agrémentée de la présence de forçats qui ont laissé leurs membres aux requins et leurs dents au scorbut, nous donne un avant-goût des joyeux passe-temps de cette pauvre gamine.
Qui ne s'est jamais hasardé sur la terre mentale de l'écrivain sera peut-être horrifié. C'est dans le creuset d'une enfance africaine, solitaire, auprès d'un père médecin militaire que s'est élaborée cette œuvre à laquelle une trépidante férocité donne toute sa force dramatique. Comme celle de Chrétienne, la mémoire de Paule Constant souffre d'hypertrophie et prolifère à la vitesse d'une plante carnivore. « Tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait envahissait sa tête... La peur y marquait à vif, sans ordre ni raison, des détails monstrueux, des couleurs excessives et des sons discordants. » Ainsi, son héroïne s'éprend des plus disgraciés, et ne nous épargne aucun trait de ses « amis charmants ». De quoi nous familiariser avec un gnome à tête gélatineuse, un couple de crapauds-buffles géants, quelques charognards sans parler de Planchon, le garde-chiourme, seul bagnard à se vanter de « doubler perpète ».
Au dérèglement des sens d'une enfant, qui porte une robe cilice, se superpose la folie religieuse de ses parents. Plus que jamais, Paule Constant puise dans l'éducation qu'elle a reçue et cherche à l'exorciser. Elle en tord et altère les valeurs, en les parant des vieux habits de la bigoterie. Elle pervertit la charité, déprave l'esprit de sacrifice, entraîne la sainteté au fin fond de l'enfer. Le gouverneur purge à Cayenne la faute d'avoir échappé à la boucherie de la Grande Guerre, où ses hommes ont péri, et se dit par là-même « destiné à la boue ». Sa femme, une quintessence de dame patronnesse, surnommée Mère de Dieu, est obsédée par la purulence et préfère soigner que guérir. « C'est au plus fort de la souffrance que le malade doit connaître la béatitude, c'est sous les pansements fétides que ses plaies refermées témoignent du pouvoir glorieux du ciel. » Le calvaire de Chrétienne, « la bouche ouverte sur un cri qui ne sortait pas », est la vraie fin de « La Fille du Gobernator ». « Enfant, j'avais du mal à parler, j'étais un peu mutique, confie volontiers Paule Constant. Le tragique demeure cette impossibilité de dire. » Voila pourquoi ce roman violent, halluciné, qui brûle sous le Soleil de Satan fait éclater les vitres.

Anne Pons

La Fille du Gobernator, par Paule Constant. Gallimard.

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La Vie


Le saint bagne

« La fille du Gobernator », de Paule Constant

« Tout 1e monde n'a pas la chance d'être orphelin », soupirait Poil de Carotte. La jeune héroïne de Paule Constant, sept ans lors de son arrivée à Cayenne, descendue de la passerelle du transatlantique entre une mère infirmière déguisée en bonne sœur et un père jamais revenu de la bataille d’Ypres, dont il fut « le boucher », pourrait bien en dire autant. Les parents, quel bagne !
Il faut dire à la décharge de la sauvageonne qu'elle est déjà privée de douceur et sevrée de tendresse, que monsieur le Gobernator, qui vient commander la place, et Madame ne sont vraiment pas des cadeaux. Des illuminés, à vrai dire, qui se sont rencontrés pendant la Grande Guerre. Lui, gisant, le visage à moitié emporté, sur un lit d'hôpital militaire, après avoir emmené à l'abattoir un bataillon de saint-cyriens. Elle, sous le voile de l'infirmière, janséniste ne cherchant qu'à s'abîmer dans un destin sans fond et poussant le désir de sainteté à vouloir devenir lépreuse. Elle l'avait choisi entre tous car le plus atteint, le plus défiguré. Elle l'avait accablé d'un dévouement sans bornes, lisant la Bible et les Psaumes à son chevet. « C'est peu dire qu'il se réveillait converti, il était devenu Dieu le Père. » Ce qui, du même coup, eut le mérite de transformer l'ange gardien en « mère de Dieu ». Ils se marièrent, eurent une fille, baptisée... Chrétienne, promise naturellement à tous les purgatoires.
Dieu sait que la vie à Cayenne va lui en offrir. Sauvageries de la nature, cruautés de la « population locale » et tourments constants. D'autant qu'elle n'a personne pour veiller sur elle. Ni son père, qui voit dans les bagnards les âmes mortes de son année. Ni sa mère, qui, en quête du bubon salvateur, se précipite au chevet des mourants reclus au fin fond de la forêt. Autour de l'enfant seulement des relégués chargés de son éducation. Planchon, le faux jeton, ancien mécanicien de guillotine, amateur de requins sanguinaires, et Saint-Jean, le répétiteur, commandant la petite troupe domestique de ces esclaves d'un genre nouveau, qui font d'autant plus la loi que ceux qui devraient les commander ont choisi de s'enfouir dans une humilité sans limites. Au reste, les bagnards ont compris : face à « la mère de Dieu », ils jouent les anciens séminaristes ou les illuminés par la grâce, face au Gobernator, ils réclament des tenues militaires. Qu'à cela ne tienne! On distribue les épaulettes, Planchon revêtira même l'habit de maréchal ! Autant dire que, pour Chrétienne, c'est le carême. Roueries à chaque pas. Son salut ne tient qu'à une méfiance de chaque instant, qu'à une fugue sans répit. Fuir, fuir pour survivre. Fuir sa mère, qui lui répète : « Chrétienne, ne t'exalte pas ! » à chaque fois qu'elle sent l'enfant au bord de l'explosion. Fuir son père, qui ne lui parle jamais que de façon indirecte, comme si elle n'existait pas. L'enfance comme un enfer. Paule Constant, déjà auteur de cinq romans, dont un White Spirit très décapant, n'est jamais meilleure que quand elle trempe sa plume dans l'acide. Elle sait à merveille, sur des moiteurs tropicales, décrire la cruauté des êtres, dire les ravages causés par les encerclements intimes. Pas sûr que Chrétienne se relève de son martyre. Mais son enfermement sans merci nous vaut un excellent roman, un vrai voyage en littérature. Superbe.

Dominique Mobailly

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Le Monde, 9 septembre 1994.

Eblouissantes ténèbres

A Cayenne, autour du bagne, une fillette fait l'apprentissage du mal absolu : mordante, flamboyante, Paule Constant au sommet de la démesure.

Dans le Grand Ghâpal - le précédent roman de Paule Constant -, ce n'était que désirs d'assomption, rêves de gloire sur la terre comme au ciel. Dans la Fille du Gobemator, on ne peut concevoir plus immédiate descente aux enfers. On est, tout de suite, dans le noir. Celui de Cayenne, où arrive le transatlantique amenant à son bord le nouveau gobernator du bagne et sa famille. Tendu dans la détestation orgueilleuse du monde, ancien héros de la Grande Guerre, seul rescapé de son bataillon, destiné à la boue puisque « Dieu a refusé son sacrifice sur le champ de bataille », il a épousé l'infirmière qui l'a soigné : surnommée « la mère de Dieu », elle a la passion des plaies - surtout quand elles tardent à sécher - et de la purulence, dans laquelle elle puise une satisfaction secrète.
Avec des parents pareils, qu'unit la seule passion de la mortification hautaine, et qui voient dans Cayenne « le lieu idéal pour mettre à exécution leur sombre attirance pour (...) la réparation et la fustigation », il est difficile pour Chrétienne, leur fille de sept ans, d'avoir une perception lumineuse ou enthousiaste du monde... Elle est attirée par tout ce qui est insolite, monstrueux, se plaît dans le cirque tropical et grinçant qu'elle découvre. Prenant de court sa mère sur le chapitre de l'amour aux défavorisés, elle s'exalte pour un gnome à l'énorme tête de batracien, se prend d'une affection immodérée pour un couple de crapauds-buffles qui épousent ses vœux d'animalité et de beauté, et contemple avec une fascination à peine effrayée, dans l'ombre d'un entrepôt, les quatre têtes de morts enfermées dans des bocaux de formol.
C'est excessif ? Non. La romancière réussit à nous rendre cette démesure naturelle, évidente parce que tout est observé à partir du regard de Chrétienne : elle a en elle une sorte de gravité barbare qui lui permet d'accueillir sans la moindre réticence les images les plus violentes, propres à « submerger les sens » ; parce qu'elle sait qu'elle ne pèse pas lourd, elle s'est donné pour arme un scepticisme féroce qui l'aide à dépasser le dépit de ne pas être aimée et à déclarer, par exemple, qu'elle adore la robe en toile de sac, coupe Cayenne, qu'on lui impose. On est loin des récits d'enfance raffinée, avec cerceaux, du parc Monceau, ou rocailleuse, avec sacs de billes, de Belleville. Mais, dans ce climat de cauchemar humide, on respire enfin le grand air de la folie.
La noirceur euphorique de Paule Constant éclate au moment du récit de l’éducation de Chrétienne, qui constitue le centre du roman. La « mère de Dieu » confie sa fille à Planchon, l'un des bagnards qu'on emploie comme domestiques et qui, habillés d'uniformes de l'année, deviennent des « garçons de famille », les plus prisés étant les anciens criminels. Lorsqu'ils aident à servir le thé dans une ambiance d'après-midi paroissiale, on se croirait dans le théâtre d'un Genet tropical, au bord d'un Miracle de la rose en Amazonie. Au fond de la relation qu'instaure Planchon avec Chrétienne, il y a la mort dont le spectacle suscite, chez la fillette, une terreur mêlée de plaisir. Planchon lui donne des leçons de guillotine et des cours d'appâts de cadavres aux requins.
Dans ces pages, consacrées à l'apprentissage de l'horreur et proches de l'hallucination, on est dans un au delà du monde que Paule Constant décrit avec une belle poésie des limbes. Comme si elle voulait aller jusqu'au bout de ses propres ténèbres, la romancière n'accorde aucune récréation à son héroïne, ne lui laisse aucun quartier d'innocence ou de répit rêveur. À force de traîner parmi les proscrits, de se vouloir à son tour, obstinément, contre l'ordre et la loi, Chrétienne flotte dans sa marginalité dangereuse et devient une sorte d'enfant du bagne.
Pour exacerber l'image du « pire » qu'elle croit représenter pour ses parents, elle cultive sa férocité, fait preuve d'une violence destructrice qui épouvante les bagnards eux-mêmes : il y a une scène terrible - la plus furtive mais aussi la plus suffocante du livre - où elle doit tuer d'un coup de pistolet le chien blessé qu'elle a volontairement abandonné.
Paule Constant conduit la dernière partie du roman selon la logique d'une punition convoitée et rédemptrice dans la tension d'un compte à rebours où chacun rejoint son destin. Le gobernator disparaît dans un naufrage ; la « mère de Dieu », à force de couver les malades qu'on sort le soir sous les amandiers de la place publique, finit, en exultant de joie, par devenir lépreuse. C'est pour Chrétienne le temps de la solitude absolue, seulement éclairé par la douceur de Dédé, l'infirmier qui - au moment où est prise la décision de son rapatriement - la reconduit vers la barge où elle serre sur son cœur, dans un désir de tendresse inassouvie, les souliers de sa mère et les console comme « des animaux perdus, boueux et blessés ». Lorsqu'elle gravit la passerelle du transatlantique, elle paraît monter vers le ciel : c' est le seul leurre d'élévation qu'elle aura connu.
Ce livre, conçu comme un acte d'exorcisme, suffira-t-il à Paule Constant pour tuer le souvenir d'une part damnée de l'enfance ? Comme il est beau, en tout cas, de voir un auteur prendre, à ce point, le parti de ses propres obsessions, les affirmer avec une telle vigueur, sans jamais chercher à les édulcorer, dans un style à la fois fastueux et mordant, admirable de flamboyance comique ou de cocasserie noire. La Fille du gobernator appartient sans doute à la littérature de l'excès ; mais quand l'excès est à ce point maîtrisé, on ne peut qu'en être ébloui.

Jean-Noël Pancrazi

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Lire, septembre 1994

Saint-Cayenne

Mysticisme et dévouement dans l'enfer du bagne, ou la drôle de vie du gouverneur de Cayenne, de sa femme et de sa fille, Chrétienne, 7 ans.

« Dans l'épouvante le sourire. » On pense à cette image chère à Jouhandeau quand on lit La fille du Gobernator. Telle une personne qui se gondolerait pour cacher qu'elle se tord de douleur, Paule Constant provoque le fou rire en plein cauchemar. Son roman nous fait voir le bagne de Cayenne par les yeux d'une petite fille de sept ans. Elle s'appelle Chrétienne, comme une sainte du XIIIe siècle qui consacra sa vie aux lépreux. Ses parents ont dans le sang la vocation du martyre. Le père, seul survivant de son bataillon pendant la Grande Guerre, et surnommé « le boucher d'Ypres », est une « gueule cassée ». Prise de frénésie altruiste, son infirmière a épousé ce défiguré. Et c'est pour « donner sa chance à l'espérance » qu'ils ont conçu Chrétienne. « Cayenne avait semblé au couple le lieu idéal pour mettre à exécution leur double attirance pour le néant et le malheur, la réparation et la fustigation. » Là-bas, quand arrive le nouveau gouverneur, ou gobernator, l'administration guyanaise compte sur lui pour mater les fortes têtes. Erreur : il vient pour s'immoler. Surnommés « Dieu le Père » et « la Mère de Dieu », le gouverneur et sa femme ont choisi pour domestiques des criminels au casier le plus chargé possible. Des « perpètes » qui, pour être bien vus de leurs maîtres mystiques, se font passer pour d'anciens ecclésiastiques. Leur chef s'appelle Saint-Jean, ce qui est fort seyant en cette apocalypse tropicale.
Tandis que ses géniteurs se livrent chaque jour à de nouvelles mortifications, Chrétienne part à la découverte du bagne et de ses environs. Elle est à la fois fascinée et révulsée par quatre bocaux où sont conservées dans le formol des têtes de condamnés que la « guillotine sèche » n'avait pas réussi à amender.
Elle traîne à l'infirmerie, où elle apprend ce que sont la puce-chique, le ver-de-biche et autres purulences. Dieu merci, le personnel est plus efficace que son infirmière de mère qui « aime moins guérir que soigner, comme ces panseuses de Lourdes qui maintiennent les plaies en bon état pour laisser sa chance au miracle ».
Chrétienne se dévoue à sa façon en créant un hôpital de poissons et en nourrissant de ses crachats une colonie de fourmis. Mais elle est souvent contrariée dans ses amitiés animales. On l'a séparée d'un couple de crapauds-buffles qu'elle chérissait. Elle ne reçoit que dédain de la part d'un chien errant qu'elle rêve d'avoir pour confident. Et elle n'est vraiment pas fière des circonstances dans lesquelles meurt un chiot qu'elle adore. Avec les bêtes, Chrétienne s'exalte. Devant les chrétiens elle joue l'extase. Elle va dans le quartier des notables faire son numéro de Bernadette Soubirous en grande conversation avec l'Immaculée Conception, laquelle s'avère d'ailleurs très mauvaise langue. Et puis son imagination s'envole dans une folle aventure, conduite par un tout petit Chinois, grand assassin, dont la destinée est également gratinée. La verve de Paule Constant, sa drôlerie vacharde, donnent à ce cercle de l'enfer une allure de cirque. Avec une sacrée ménagerie : l'agouti, le zombic, les requins... La tortue se transforme en rôti de veau et ces drôlesses d'otaries présentent une torride performance de « grandes jouisseuses ». Mais la grande vedette c'est le pataouasse. Ah ! Le pataouasse ! Loin du réalisme dénonciateur d'un Albert Londres ou des fantaisies boulevardières d'un Albert Husson - qui se rappelle le succès de La cuisine des anges ? -, Paule Constant apporte à l'abondante littérature sur le bagne la contribution « hénaurme » qui lui manquait. Elle a connu Cayenne petite fille. Inutile de savoir ce que Chrétienne doit à l'expérience de Paule pour comprendre que ce pittoresque, cette cocasserie, cet humour sont les remparts d'une grande pudeur face à des cruautés qui la dépassent.

Jean-Pierre Tison

LA FILLE DU GOBERNATOR par Paule Constant.

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Le Nouvel Observateur

Le nouveau roman de Paule Constant
La petite fille et les bagnards

« La Fille du Gobernator » nous apprend qu'une enfance à Cayenne n'est pas forcément une enfance en enfer, même si le bagne, c'est les autres.

Avant Lewis Carroll et ses chapeliers déments, l'enfance était déjà pays des merveilles : séjour de monstres et de fleurs carnivores, enfer et paradis perdu. Certains ne ressortent jamais du terrier. Telle est la quête ou la voie de l'écrivain Paule Constant depuis « Ouregano », son premier roman. L'enfance, l'exil hors du premier jardin ; l'initiation subie comme un viol ; le refus de se laisser happer dans l'univers des grands, là où ça saigne et hurle à la mort, où le mot prétend à la vérité, où la loi domine le jeu, où les enfants n'ont qu'à plier devant les adultes et servir de passe-nerfs à leurs frustrations. Sage, recommande l'adulte à ce mioche qu'il ne cesse de berner et de rabrouer pour son bien.
L'inspiration favorite de Paule Constant ? L'âme tendre et vertigineuse des petites filles solitaires, élevées par des aînés qui sont à la fois des ogres à principes et des éducateurs bornés, infoutus d'aimer 1a fantasmagorie. « La Fille du Gobernator » (pourquoi pas du Gouverneur ?), l'impayable Chrétienne, vit à Cayenne au milieu des bagnards, entre son père - un héros des tranchées, un vrai dur - et sa mère, une grenouille de bénitier plus souvent tournée vers le Ciel que vers les siens. Chrétienne a pour garde de corps et précepteur le dénommé Planchon, un ancien séminariste (mais que diantre a-t-il fait pour écoper la perpète), quelle paroissienne a-t-il étripée ?). Les parents s'éloignent, Chrétienne ouvre les yeux dans la solitude. « Les caresses et les baisers avaient disparu par ce même procédé des cérémonies d'abandon qu'elle affectionnait tant - tu as perdu ta première dent, eh bien, désormais, je ne te borderai plus ; c’est Noël, donc plus de baisers de bébé ; à Pâques, tu apprendras à faire ton lit. » Heureusement qu'il y a Planchon, ce délicat pédagogue. Le soir, ils font des dictées, toutes des faits divers abominables, tous à la gloire des criminels. La grammaire ? Planchon recourt à des exemples forts et mnémoniques. Ainsi le verbe péter, pour se familiariser avec le premier groupe.
Il s’attache à Chrétienne, lui rapporte des animaux troqués, vivants ou mourants, écaille ou plume. « La forêt vierge avec ses poils, ses anneaux, ses yeux d'or et de saphir, ses museaux longs ou courts, ses faux ours, ses simili-pantères, ses vrais singes, envahissait au fil des heures la cuisine. » Pas bête, le Planchon. « Il gardait vivante une tortue dont il se promettait de tirer un rôti de veau. » Chrétienne a-t-elle peur du bagnard ? Que nenni. Ah, si les parents se donnaient le mal de jeter un œil, et le bon, dans le cœur de leurs chérubins ! « Chrétienne aimait les adultes, comme une espèce de grands animaux qu'elle jugeait dangereuse mais désirable. Son statut d'enfant lui interdisait d'en posséder un spécimen autrement que par une relation d'amour compliquée qui, enlevant à l'adulte ses défenses, le laissait inoffensif, à sa merci. ». Allons bon !
Mais Paule Constant est trop bon écrivain pour se laisser embringuer dans cette voie, celle d'un roman déluré qui s'appellerait avec le plus grand sérieux « la Fillette et le Bagnard ». Chrétienne a cent mille interdits à braver et, paradoxalement, les choses de la vie sont moins effrayantes ici, dans un bagne, au milieu d'anciens tueurs, que chez les gens réputés normaux. Elle s'amuse bien. À l'âge où les autres filles ont des poupées, elle a des bagnards, s'il vous plaît ! Elle se déguise, elle est bagnarde à son tour, allumeuse en diable, voleuse, elle excelle à ce fameux système D pratiqué dans les prisons du monde entier. Prisonnière, elle l'est à l'insu du père qui veut la mater, d'une mère égoïste et confite en dévotion.
Deux mots définissent bien le Gobernator : la vis, l'écrou. Chrétienne est écrouée, vissée dans la soumission à l'ordre établi par ses parents. Pour se libérer, il y a bien ce vœu prononcé naguère d'aimer un Chinois, rien qu'un Chinois. Mais le Chinois n'est pas censé s'incarner dans l'immédiat, en tout cas pas sous les traits d'un nain, bagnard qui plus est. Lorsqu'il apparaît à Chrétienne, il s'appelle Tang. Il n'a pas eu l'enfance facile, le pauvre, un Setchuanais arrivé au monde entre les cuisses d'une mère de 7 ans, un 13 septembre 1898, le jour même où Zola claironnait « J'accuse » à la une de « l’Aurore ». Le soir de son arrestation à Paris, Tang, directeur de dancing, venait d'étrangler sa quatorzième victime, toutes des jeunes femmes, avec un ruban rouge. Il avait ses raisons : une composition florale... En attendant, voilà Chrétienne amoureuse.
« La Fille du Gobernator » est un roman d'autant plus beau qu'il est écrit avec des mots d'enfant, dans un style souple et relâché qui pourrait être celui d'une enfant surdouée, vieillie par la force des choses. L'enfance, sous le regard de Paule Constant, n'est pas une planète à part, une sphère délimitée comme un youpala, cette cage d'évolution. L'enfance, notre affaire à tous, est le vrai du cœur humain: la cage, c'est d'avoir à grandir. Chassée d'un rêve impossible à transmettre, Chrétienne vit en exclue sous la coupe de ses parents. Quel est son crime ? L'innocence. Elle expie, découvre la culpabilité, le primat du but sur le désir, du futur sur l'instant, du péché sur l'élan. Elle devient responsable à son corps défendant. Rassurez-vous, Tang ne fera pas de misères à Chrétienne. Ces deux charmeurs sont du même bord. Le séjour au bagne s'achève, le paquebot peut ramener en France une Chrétienne dessillée, désenchantée. On a le sentiment qu'elle revient du paradis. Le bagne, c'est les autres. Elle est assez mûre et brisée pour les rejoindre.

Yann Queffélec

« La Fille du Gobemator » par Paule Constant, Gallimard.

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Le Canard enchaîné, 5 octobre 1994.

Poires de Cayenne

Elle s’appelle Chrétienne, elle a sept ans, sa mère est le Mère de Dieu, son papa le gouverneur de Cayenne, elle devient la fille chérie des bagnards et des maladies : c’est « La fille du Gobernator », un gobergeant roman de Paule Constant (Gallimard).


C’est la fête ! Paule constant est en pleine forme ! « Le plus surprenant était qu’il n'y avait rien à en dire… » Et pourtant, le Gobernator, gueule cassée d’Ypres, a épousé son infirmière qui s'apprêtait déjà à devenir sainte lépreuse : c’était une âme admirable. Elle avait chois son mari entre tous, « car le plus atteint, le souhaitant même défiguré. Elle ne fut pas déçue ». Par quel miracle firent-ils une enfançonne ? Le Gobernator, en parlant de sa fille dit « Elle ». Avec un « E » infâmant, majuscule.
Il vient donc à Cayenne gouverner le bagne, après la Grande Guerre. On choisit les domestiques parmi les « relégués », les bagnards en principe libérés qui redoublent leur peine en civil. Les criminels, surtout, ma chère, « sont très doux envers les enfants ». Sa mère demande au Corse qu’il lui désigne comme servants « les pires ». Dieu bon ! Et la jeune Chrétienne, du bas de ses sept ans, copine avec la lie de l’humanité, ou ce que cette terre spongieuse en a fait. Elle donne toujours les bonnes réponses : « Rognons rouges et pipi jaune ». Et pose les bonnes questions, après avoir perdu ses crapauds fétiches Lord Jim et Priscilla. Entre les « énormes, les géants comme des melons, des pastèques, des citrouilles et même des pataouasses », elle élit évidemment les pataouasses. « Ça a pissé le sang par ici », siffle-t-elle lors de sa première balade près des baraquements.
Chrétienne s’imprègne de Cayenne : de la volonté de mort de sa père, de l’aspiration à devenir lépreuse de sa Mère de Dieu, de l’affection des bagnards qui la traitent de « petit bout de jambon » en pressant contre elle leur corps de paludéens. C’est exquis, et Paule Constant s’ébat divinement dans cette touffeur horrifiante. Chrétienne trouve quatre têtes dans des bocaux de formol, une rouge, une jaune, une blanche, une noire, attrape toutes les maladies disponibles sur le marché, apprend l’orthographe sur les listes d’adjudication, embrasse son crapaud favori sur les lèvres, est de plus en plus délaissée par la Mère de Dieu qui finit par aller faire lépreuse sur une île furonculeuse.
Elle connaît l’horreur de la profonde nuit de l’absence de la mère, l’abandon, et les retrouvailles avec Tchang, nain chinois de cirque qui, longtemps, n’a même pas su qu’il était un être humain. C’est court, c’est heureux, car à travers les 7 ans de Chrétienne, qui est promise à revenir en France, pauvre orpheline chez les sœurs de « Saint Mort », près de Paris. C’est succulent, et Paule Constant peut être fière de sa fille du Gobernator : si les ganaches volaient, elle serait chef de l’escadrille bagnarde !

Dominique Durand.

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The Governor's Daughter. By Paule Constant. Translated by Betsy Wing. European Women Writers Series. Lincoln: University of Nebraska Press, 1998.


In the midst of World War I, a deeply religious French officer leads his men on an insane charge into the enemy's lines. All the soldiers are massacred and the officer receives horrible facial mutilations. He is nursed back to health by a woman enamoured of self-sacrifice. Her ambition, interrupted by the war, was to toil in a leper colony, and she frequently imagines herself as "the leper lady." This perversely suited couple marry, and after a time move with their seven-year-old daughter, Chrétienne, to the prison island of Cayenne. They had vowed to have one child, then cease all sexual activity and devote their lives to rescuing the world from evils only they could imagine. Cayenne seemed the ideal choice, especially since the man, because of his war record and family connections, managed to get himself named "Gobernator of Cayenne." (The French title is La Fille du Gobernator, and as Betsy Wing points out in her brief but informative preface, both the word "gobernator" and what it supposedly means, "governor of all the penal colonies," are entirely invented [viii]).
Their lives on the island prove to be predictably disastrous. The father, for whom joy "was harrowing" (50) eventually floats off to oblivion in a boat he had prisoners dredge up from the bottom of a bay. His wife, whom the daughter often refers to as "the Mother of God," "was obsessed with purulence and took secret satisfaction in festering sores" (50). She manages to her great satisfaction to contract leprosy and ships herself off to a leper colony. Chrétienne, sick and abandoned, flirts with death, but through the kindness of a prisoner named Didi, is nursed back to health and eventually returns to France. The fact that the novel is dedicated to "D‚d‚" has encouraged some crtics to see this work as highly autobiographical.
The Governor's Daughter is told largely from the perspective of a woman who was once that seven-year-old child. The grimness of the narrative speaks for itself, but what makes this novel stand out is that, despite some passages that are physically difficult to read, Paule Constant has managed to write a book that is as weirdly funny as it is disturbing. The conduct of Chrétienne's parents is so outrageous that it provokes at times amusement rather than pity, and causes the reader to wonder why these people behave as they do. What makes them so awful, what pushes them to choose such a narrow, life-denying, loveless existence? Or to put the matter more concretely, what permits a father, in the midst of a dinner conversation with his wife and child to ask his spouse about their offspring, "Isn't she really very ugly?" (105)? The easy answer would have something to do with religion, but in this novel religion is a subset of a larger grouping: the French middle-class.
Attacking the bourgeoisie is standard fare in French literature from the nineteenth century to the present, and Paule Constant's contribution to this ongoing tradition is to emphasize that the values of this class constitute more than a prison: they are a form of solitary confinement. The actual prisoners on Cayenne are the only well-adjusted people in the novel; they rightly understand that a prison is a physical space that constricts their movements, but that a larger world beyond the prison remains accessible to them through a variety of legal and illegal means. No such hope exists for the gobernator and his wife who are permanent prisoners of a mindset. They cannot connect with one another or anyone else, and thus it is really not so surprising that what made Cayenne such an "ideal location" (52) was that it permitted them to indulge "their double attraction for nothingness and misfortune, reparation and castigation" (52). Their religion has little to do with Catholicism, and nothing at all with charity; the Mother of God's brother probably set the tone for his sister's belief system when, as a young man, he dug a hole in the backyard, moved into it, and proclaimed himself a hermit. In a similar vein it is difficult to attribute the gobernator's misanthropy to his war wound; in all likelihood it predated that terrible experience. What ultimately made Cayenne such a harrowing experience for them, yet a liberating one for Chrétienne (she does, after all, survive to tell the story) is that life was constantly encroaching on the barriers they had erected against it: "You had to fight every inch of the way against the jungle, the bush, the swamp; you had to pull weeds in the living room, chase vultures in the hen house, keep the snakes from getting in your bed..." (21). Life may not always be pretty, but in Cayenne it is certainly vital.
Paule Constant begins The Governor's Daughter with an epigraph from Graham Greene: "The ships all go the wrong way." Every decision the gobernator and his wife made, every direction they turned, was wrong. They, of course, attributed their failures to forces beyond their control. In fact they never attempted to take control of life; they merely fought to deny it. As a result, it is perhaps generous, but totally erroneous on the narrator's part when she claims that the couple "had taken two vows in their life. Chrétienne and Cayenne. Both times they got the worst" (85). The gobernator and the Mother of God did not get the worst out of these experiences; they made the worst out of them.

William Cloonan, Florida State University

(NB: les chiffres renvoient aux pages du livre traduit)

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